Il aurait fallu un peu plus que 282 000 gilets jaunes pour nous empêcher d’aller en montagne ce 17 novembre. De gilets jaunes, donc, nous ne vîmes point et en fûmes bien aise. Mais ce que nous ignorions par contre, c’est qu’en nous engageant sur le tour du Mont Vial nous allions bientôt nous trouver au beau milieu du terrain de jeu de quelques dizaines de gilets oranges…

Une demie-heure à peine après que nous fûmes partis, quelque coups de feu opportunément gaspillés nous prévinrent que nous allions devoir nous tenir sur nos gardes si nous ne voulions pas être pris pour cible comme de vulgaires VéTéTistes.

Il allait nous falloir ruser pour passer entre les projectiles de ces versatiles gilets fluos d’une autre couleur que le bleu du ciel, le vert des bois, le rouge des sanguins ou le jaune des phacochères, enfin je veux dire des fachofachés (ou inversement).

Mais la perspective de se voir gratifier d’une part de gâteau fait maison supplémentaire au moment du pique-nique suffisant à exciter l’héroïsme de tout bon accompagnateur qui se respecte (et qui, de ce fait, respecte son estomac), notre guide fit preuve alors d’une bravoure et d’une audace hors du commun…

D’abord, il laissa tout le monde passer devant lui car rien n’est plus affligeant que de mourir d’une balle dans le dos. Ensuite, il se tint coi en chantant dans sa tête la fameuse chanson de Georges Brassens (Qu’il avait donc du courage, tous devant, tous devan, an, ant, tous devant et lui… derrière). Il était en effet persuadé que lorsqu’il ne sait pas quoi, le gilet orange tire. Car le gilet orange a horreur de ne pas savoir. Savoir quoi ? Est-ce que je sais moi ? Et il était près à recevoir la première balle. Lorsque les coups de feu commencèrent de retentir à l’arrière de notre troupe intrépide, notre valeureux guide passa devant, conscient de la nécessité de montrer l’exemple, et se mit à courir. C’était l’attitude la plus appropriée. La balle d’un gilet orange est pareille à la flèche de Zénon. Elle est toujours immobile. En effet; comme l’a prouvé cet ingénieux philosophe de l’antiquité, un objet volant (qu’il soit ou non identifié) est à chaque instant V immobile. Le temps étant une succession d’instants, un instant T va suivre l’instant V qui le précède. Au cours de cet instant T, la flèche sera aussi immobile qu’au cours de l’instant V. Rajoutez maintenant à cette suite d’instants, un instant identique aux deux précédents (appelons-le T mais nous aurions tout aussi bien l’appeler V, vous me suivez ?). Cela donne la succession d’instants suivante : VTT. Or si le VTT était immobile, le chasseur ne pouvait pas le rater…

C’est pourquoi nous courûmes ! Bien nous en prit car 282 000 balles immobiles nous cernaient de toutes parts, prétendant bien nous empêcher de passer, nous qui ne faisions que passer justement. Et nous passâmes, car nos âmes n’étaient pas encore destinées à passer sur l’autre rive.

Sur l’autre rive certainement pas, mais sur l’autre versant oui. Sains et saufs nous étions. Et tout cela grâce à la sagacité et la gourmandise de notre guide.

– Alors ? me direz-vous.

– Eh bien, rien ! Nada ! Des nèfles ! vous répondrai-je.

– Comment, de récompense il n’y eut point ? vous étonnerez-vous ?

– Hélas ! 282 000 fois hélas, pas le moindre gâteau ne sortit des sacs de cette troupe ingrate. J’ai failli mourir pour… rien.